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Le blog "langue-bretonne.org"
25 août 2008

Suicide et alcoolisme en Bretagne, de Jean-Yves Broudic

photoblog25Ce livre est important pour plusieurs raisons.
Tout d'abord, il traite de sujets graves et préoccupants aussi bien pour les individus que pour la société. Chaque année, dans le monde, ce sont un million de personnes qui décèdent par suicide. En France, le taux de suicides est élevé par rapport à d'autres pays européens. Et la Bretagne est depuis plus d'un demi-siècle la région de France où l'on se suicide le plus. Elle est également connue pour être parmi celles dont la consommation d'alcool par habitant est la plus forte, ainsi que pour les indices parmi les plus élevés de mortalité par psychose alcoolique ou cirrhose du foie.

Un apport novateur

Jean-Yves Broudic revisite les analyses qu'ont produites les sociologues, plus d'ailleurs sur la question du suicide que sur celle de l'alcoolisme. S'il décèle chez Durkheim une intuition, qu'il n'a cependant pas exploitée, sur l'intérêt de prendre en compte la mémoire et l'histoire (celles de l'individu comme celles d'un pays) pour la compréhension de ces phénomènes, il observe que des auteurs plus récents comme Baudelot et Establet se cantonnent dans une analyse du lien social (famille et société) à partir des seules données contemporaines. Il leur reproche en somme d'ignorer deux aspects qui, à ses yeux, sont déterminants :

  • d'une part, les réalités psychiques "comme si, dit-il, cent ans de psychanalyse n'avaient pas existé, et comme si l'on pouvait ignorer après Freud et Lacan que le moi est divisé entre une part consciente et une part inconsciente"
  • d'autre part, ce qu'il appelle le lien vertical : tout individu s'inscrivant dans une succession de générations, il convient de se placer dans une perspective historique et anthropologique de manière à prendre en compte "le rapport [de chacun] au réel de l'histoire" et "les effets subjectifs de l'histoire des peuples".

C'est là, incontestablement, le double apport novateur de cet ouvrage. La sociologie présente le suicide comme l'acte volontaire d'un sujet rationnel, déterminé par un certain nombre de variables sociales, telles que par exemple la structure familiale. Mais pour Jean-Yves Broudic, "réalité psychique et réalité sociale sont les deux faces d'une même pièce", et la psychanalyse l'amène à prendre en compte ce qu'il définit comme "l'histoire psychique" des individus. Les suicides de personnes âgées aujourd'hui s'expliquent certes par leurs conditions de vie actuelles, mais aussi, affirme-t-il, par ce qu'elles ont été dans la première moitié du XXe siècle, et même par celles de leurs parents et grands-parents.

Une catastophe collective
Mais au-dela de l'histoire vécue de chaque individu, il y a la longue durée, ce qui a été vécu par une collectivité sur plusieurs générations. Jean-Yves Broudic prend donc le parti - et c'est ce qui fait l'originalité de sa démarche - de faire appel à l'histoire pour mieux comprendre nos problèmes de société actuels. Rapportant des faits avérés, il est ainsi frappé d'observer dans les sociétés maritimes du littoral breton, sur une grande partie du XXe siècle, une alcoolisation excessive, une surmortalité masculine, un grand nombre de familles en deuil et d'orphelins.

Mais c'est surtout la première guerre mondiale qui lui paraît avoir été un évènement majeur dans l'histoire de l'Europe, et singulièrement, puisque c'est l'objet de son analyse, dans celle de la Bretagne. Cette guerre est la première qui se caractérise par "la mort de masse", puisqu'elle a fait 9 à 10 millions de morts au total. Plus en France qu'en Allemagne. En Bretagne, les historiens tendent à s'accorder désormais sur le chiffre de 150 000 morts, soit 25% des mobilisés : la région a été de ce fait l'une de celles qui ont été les plus touchées. Si la mortalité avait été aussi importante dans toute la France qu'en Bretagne, il aurait fallu y comptabliser plus de 600 000 morts supplémentaires.

La Bretagne a donc connu du fait de la première guerre "une catastrophe collective qui a consisté en la mort d'un quart des hommes de dix-huit à quarante ans - dont beaucoup sont restés sans sépulture". Mais il faut y ajouter des milliers d'invalides, les séquelles psychiques pour les survivants, les dizaines de milliers de veuves et d'orphelins, le deuil des familles, les femmes qui ne trouvent pas à se marier…

Comme en Russie aujourd'hui
Comment, dès lors, la population n'aurait-elle pas été marquée par le trauma et le deuil ? Ce ne sont pourtant pas ces faits en tant que tels qui importent pour l'analyse du phénomène suicidaire en Bretagne, mais les conditions dans lesquelles cette réalité a été vécue subjectivement et psychiquement. Selon Jean-Yves Broudic, ce trauma a continué à "travailler inconsciemment la vie psychique, les relations sociales et les liens intergénérationnels" d'un grand nombre de personnes.

C'est ce qui lui permet d'établir une corrélation entre le trauma collectif qu'a connu la Bretagne dans la première moitié du XXe siècle et le taux élevé de suicides dans la région dans la seconde moitié de ce même XXe siècle. Confirmation lui en est fournie par l'évolution analogue observée dans les pays baltes et surtout en Russie : alors que l'Union Soviétique a perdu près d'un habitant sur sept (soit 26 millions de morts) à l'occasion de la deuxième guerre mondiale, c'est une génération plus tard (soit vingt à trente ans) que la Russie connaît une croissance vertigineuse du nombre de suicides. Mais comme le temps passe depuis la première guerre mondiale, Jean-Yves Broudic pense du coup pouvoir pronostiquer une régression, déjà amorcée dans les faits, du phénomène suicidaire en France et en Bretagne.

La question de l'abandon du breton
Il n'en reste pas là et, comme le titre de son livre ne l'indique pas, il consacre un dernier chapitre à la question de la langue bretonne. Pourquoi ? Tout simplement parce que des psychiatres bretons ont analysé la diminution rapide de la pratique de la langue bretonne en Basse-Bretagne dans la seconde moitié du XXe siècle comme étant la cause des taux élevés de suicides et d'alcoolisme que connaît la région. Aux yeux de Jean-Yves Broudic, cette hypothèse n'est pas tenable. En premier lieu, parce qu'un changement de langue n'est pas en soi un traumatisme. Ensuite, un tel changement a pu être l'opportunité "de réaliser une mutation subjective", dans la mesure où la langue première était perçue comme "une gangue trop rigide pour le parcours aspiré".

Constatant que la génération qui décide d'abandonner le breton au milieu du XXe siècle est celle qui est directement issue de la première guerre, l'auteur prend donc le contrepied de la thèse précédente. Ce n'est pas la mutation linguistique qui induit en Bretagne des problèmes de société aussi graves que le suicide. Cette mutation doit être comprise, au contraire, comme une réponse au vécu de la population au début du siècle : pour les parents, "la décision de ne pas transmettre cette langue [bretonne] à leurs enfants a pu correspondre à la volonté de rupture totale avec un passé traumatique", qui aurait été vécue de surcroît comme "une forme d'utopie de création d'une nouvelle génération".

L'intérêt de la psychanalyse
Les enquêtes de terrain effectuées en 1946-48 soulignent effectivement qu'à cette date les jeunes filles, en plusieurs endroits, "ne veulent que se servir du français" et le clergé doit prendre en compte "une immense demande de prédication en français : nous aussi, lui disait-on, nous parlons français". A Saint-Pol-de-Léon, c'est devenu "le grand chic" d'élever les enfants non plus en breton, mais en français. Les conclusions de Jean-Yves Broudic sont en phase avec les principaux acquis de la sociolinguistique au cours de la période récente. J'ai moi-même  considéré dans ma thèse que l'abandon du breton après la dernière guerre a été vécu comme une libération par rapport à une société traditionnelle trop pesante et qu'il a été en même temps l'une des conditions nécessaires de la modernisation de la région.

Cette approche par la psychanalyse contribue à jeter un regard neuf sur les questions qui taraudent la société bretonne depuis longtemps. Ce qui fait aussi son intérêt, c'est le détour inattendu qu'elle suscite par l'histoire, plus particulièrement par celle de la première guerre mondiale, et ceci l'année même du 90e anniversaire de la fin de cette guerre. Reste à savoir comment réagiront les autres disciplines. Le livre de J.Y. Broudic est bien documenté et très dense et discute quand il le faut de théorie et de méthode. Mais comme il propose aussi de multiples incursions en littérature, d'Albert Camus à Beckett, et qu'il présente nombre de vignettes et de cas concrets, il reste lisible même pour quelqu'un qui n'est pas familier des concepts de la psychanalyse.

Jean-Yves Broudic. - Suicide et alcoolisme en Bretagne au XXe siècle. Sociologie, histoire, psychanalyse. – Rennes : Ed. Apogée, 2008. – 257 p.

Commentaires
M
Ce livre m'intéresse beaucoup , vivant depuis 15 ans en Finistère j 'ai été intriguée, par le silence des bretons , concernant les hommes : on se tait , impossibilité à exprimer leur mal-être , " Tout va bien"! Maintenant les antidepresseurs , anxiolitiques , somnifères, remplacent ou complètent l'alcool ! ce qui ne résout rien !
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G
pour la 2e fois je lis ce livre <br /> <br /> il me touche profondément au plus profond de moi même , j'ai comme l'impression qu'il a été écrit pour moi et ma famille <br /> <br /> Pourquoi ne l'ai je pas lu en 1962 l'année de mes 20 ans quand j'étais en philo à Morlaix ( je sais !) , cela aurait permi d'éviter beaucoup de drames et de mal entendu <br /> <br /> Aucun psy ne m'a permis de me reconstriure de la façon dont ce livre m'apporte des solutions et des explications , mais le travail est encore long et difficile ...je m'y attache avec conviction , mais l'age et la douleur sont là ''' le philtre noir a été sucé avec le lait maternel l ''''
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Le blog "langue-bretonne.org"
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Votre blog est impressionnant autant sur le fond que sur la forme. Chapeau bas !
Un correspondant occitan, février 2020.

Trugarez deoc'h evit ho plog dedennus-kaer. [Merci pour votre blog fort intéressant].
Studier e Roazhon ha kelenner brezhoneg ivez. Miz gouere 2020. [Étudiant à Rennes et enseignant de breton. Juillet 2020].

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